Heureux qui comme Ulysse (2/4)
Pourquoi j’ai sauté le pas…
En regardant en arrière j’ai l’impression de m’être toujours orienté avec une obsession : apprendre de tout, tout le temps, sur tout, pour contribuer à améliorer le monde. C’est naïf et présomptueux mais j’ai trouvé une manière de le concrétiser en devenant designer.
Le designer, c’est celui qui dessine à dessein.
Ces deux mots sont issus du latin designare qui a également donné design.
Le designer appréhende le système dans sa globalité.
À l’image de Peter Berhens en 1907 qui conçut pour AEG l’architecture de l’usine, le poste de travail des ouvriers, plusieurs produits, le catalogue ou le logo. Ce dernier était d’ailleurs l’un des tous 1ers apposés sur un produit, permettant de transférer la confiance du client – issue de la bonne expérience du produit – du quincailler à la marque.
Le designer donne une voix à chacun.
En lançant les Arts&Craft, William Morris – un des fondateurs du design dans sa conception moderne – souhaitait redonner une place au savoir-faire de l’ouvrier au début de l’industrialisation galopante au Royaume-Uni. C’est toujours son rôle aujourd’hui de prendre en compte les différentes sensibilités de l’écosystème dans lequel est conçu un produit.
Le designer retient la simplicité et l’efficacité.
Cela s’illustre parfaitement dans le mouvement japonais du Mingei et les réalisations de son chef de file Soetsu Yanagi au côté de Charlotte Perriand, et cela a participé au succès d’Apple.
Le designer n’est expert en rien mais s’intéresse à tout… Et dans l’esprit de certains, il n’est bon qu’à faire des chaises.
Pour changer le monde je me suis dit qu’il allait me falloir faire beaucoup de chaises. Alors j’ai tenté d’aborder le problème par l’autre bout : travailler avec ceux qui se demandent si une nouvelle chaise est vraiment la solution. Influencer le système de l’intérieur, parce que “un degré de barre au début ça fait une sacrée différence à la fin” comme dirait Antoine Fenoglio fondateur des Sismo.
Mais cette efficacité en coulisse dépend du pouvoir de conviction du designer et des objectifs du clients. Quand je dis client, je parle de celui qui paye le designer, pas de celui à qui est destiné la solution – le fameux user — et ce ne sont pratiquement jamais les mêmes.
J’ai mis longtemps à comprendre que quelque soit leurs titres ronflants mes interlocuteurs étaient des funambules : ils sont en équilibre, soumis à pas mal de contraintes et cherchent juste à avancer sans se casser la gueule. Avancer, en cherchant de l’avancement, trop rarement à progresser, pour apporter un progrès à tous. Alors souvent ils font le spectacle et donne au public ce qu’ils estiment qu’il est venu chercher.
Mais qu’est-ce qu’il cherche le public ? De là-haut il est difficile de l’entendre. Alors même si à l’entracte Pierrot tente de partager ce qu’il a entendu au bord de la piste, ses gesticulations font surtout sourire. Et puis, quel funambule irait dire à Monsieur Loyal qu’il faut changer de spectacle, au risque de perdre soi-même sa place ?
Nous sommes tous des funambules qui veulent donner plus d’importance à nos numéros et, à défaut, ne pas en perdre, pour ne pas disparaître. Alors les funambules se taisent et les Messieurs Loyal perpétuent ce qu’ils prennent pour des évidences. Ils ont toujours fait ainsi et sont arrivés au sommet, pourquoi écouteraient-ils les gesticulations de Pierrot ?
Nous sommes des animaux sociaux, nous échangeons d’une multitude de manières mais il est étonnant de constater notre difficulté à écouter. Nous sommes convaincus d’avoir raison et les avis divergents ne représentent rien de plus que du bruit.
Mon rôle est d’écouter les voix de chacun dans le but de les concilier. Mais la mienne de voix, si on l’entend parfois, on l’écoute rarement. Alors quand on m’a proposé une rupture conventionnelle, je l’ai écoutée.
”Est-ce que je veux continuer d’entretenir ce système ?”
Un système qui perçoit comme une menace quelqu’un qui questionne ses fondements ?
Un système perpétuant des modèles pour la seule raison qu’il est plus simple de continuer à faire comme on a toujours fait, même si tout le monde partage l’idée qu’on va dans le mur.
Un système où on dit toujours oui à ses clients même lorsque cela devrait être non.
J’aurais pu être patient et tenter d’expliquer —
Questionner ce n’est pas contester, c’est vérifier que les fondements sont toujours sains.
L’immobilisme c’est la mort, et la négation de notre formidable capacité d’adaptation.
Si le client est roi, lui dire non c’est devenir son allié.
– mais il faut être devenu indispensable pour avoir la possibilité d’agir.
On me signifiait que je n’étais pas indispensable. Alors plutôt que prendre le temps à le devenir dans les projets des autres, j’ai choisi de me consacrer aux miens.